13 jours sur la route, de la Cappadoce aux limites du Moyen-Orient.
22 février, départ en panique
17h30, impossible de mettre la main sur le matériel de camping. Benjamin récupère un sac 40L et un cache-col pour Charlotte. Il prends aussi de l’alcool solide pour notre réchaud de poche au cas où.
Il file rue Hippolyte Lebas en gyropode et bonheur, DHL a, sans nous notifier évidemment, déposé ses Lowa Renegade à la poste.
Il rejoint Charlotte à 18h30, c’est panique à bord de son côté aussi. Les chaussures semblent à la taille, et nous retrouvons le réchaud dans un carton bien caché dans le dressing ! Nous avons oublié de lancer la machine le matin même et Benjamin part donc avec un t-shirt et une serviette sale, malin… Nos sacs sont très légers, Benjamin se permet même de prendre un t-shirt supplémentaire. Charlotte avouera plus tard avoir glissé un jean dans le sien !!
20h30, nous remontons la rue de Maubeuge vers la Gare du Nord, attrapons deux sandwichs et grimpons dans le RER B. Nous ressentons une grande excitation : notre premier voyage en duo depuis le tour du monde, et Benjamin est chargé de l’organisation, autant dire que jamais nous n’avons aussi peu préparé un voyage.
Le vol low-cost Air France-Joom est plein à craquer, et Benjamin nous ayant enregistré un peu tardivement, nous sommes assis près de la coursive arrière : pas un moment de calme. Trois heures de vols + deux heures de décalage, la nuit de clochard sur les banquettes de l’aéroport promet d’être courte.
Charlotte s’endort sur deux fauteuils inconfortables du terminal domestique, miteux, de l’aéroport Atatürk pendant que Benjamin nous enregistre pour le vol à destination de Nevşehir.
23 février, Avanos
Plusieurs taxis s’arrêtent alors que nous sortons à pied du petit aéroport. Incompréhension des chauffeurs que nous ne nous conformions pas au joli ballet touristique. Il est déjà 9h du matin et la route à deux voies est pourtant vide. Appréhension pendant quinze minutes, puis deux étudiants nous prennent dans leur voiture de location. La tante de la jeune fille est aussi là. Ils habitent tous dans la partie européenne d’Istanbul et s’offrent un week-end en Cappadoce.
Ils nous déposent à Avanos, petit village qui s’éveille tranquillement. Durement éprouvés par la nuit grise, nous déambulons, hagards, au milieu de vieilles maisons délabrées dont certaines sont manifestement habitées.
Puis nous prenons un café turc sur une belle terrasse. Charlotte s’étrangle avec le marc. Un groupe de jeunes filles font beaucoup de photos et nous retrouvons ce qui nous avait frappés à notre première visite en 2014 : les filles sont voilées ou pas ; malgré le raidissement conservateur du parti au pouvoir, la société civile turque semble encore maintenir une position libérale sur ce sujet.
En redescendant, un homme édenté nous interpelle en français.
Il a enseigné pendant longtemps et nous fait visiter son hôtel tout neuf creusé dans la roche. Les chambres sont belles mais pas très bien finie. Il nous prévient que Göreme est une sorte de Disneyland organisé pour le tourisme de masse. Nous nous en doutons mais nous y retrouverons avec plaisir Céline, la cousine de Charlotte, expatriée en Turquie pour encore quelque mois.
Notre homme nous incite par ailleurs à éviter la mer noire en cette saison, très froide. Il faut viser le soleil : le Sud-Est n’est pas, contrairement aux recommandations alarmistes de tous les ministères des affaires étrangères européens, dangereux. Il nous enjoint juste à nous méfier de la petite délinquance commise par les réfugiés syriens.
Nous traversons le pont.
Benjamin ne résiste pas à goûter un délicieux sandwich à la viande sur une place populaire. Nous levons le pouce en longeant la route, et rapidement un couple de vacanciers turcs nous emmènent à Göreme, à 9 kilomètres de là. Nous apercevons les premiers champignons au loin. La ville est construite dans la falaise, et ne manque pas de charme malgré tous ses hôtels. Nous trouvons finalement le nôtre, le Kelebek Hotel où nous attend une belle chambre voûtée et ensoleillée. Nous y finissons notre nuit en attendant Julian, le mari de Céline qui la remplace au pied levé. Il va y avoir du débat : Julian est fonctionnaire européen, ambassadeur de l’UE en Turquie.
Il toque à notre porte à 18h30, c’est un vrai plaisir de le revoir. Nous allons boire une bière, le débat s’engage et est tout suite plus âpre que chez Taddeï : l’UE peut-elle être autre chose que fondamentalement anti-démocratique ? Julian reproche à Benjamin de mal connaître les statuts et rôles des différents organes, Benjamin assure que ça n’a pas d’importance, le projet étant vicié dès le début puisque fondamentalement dysfonctionnel et oligarchique.
Nous réussissons tout de même à trouver un restaurant pour poursuivre la discussion et manger, accessoirement. Pendant le repas, Benjamin doit combattre les habituelles litanies sur la nocivité du protectionnisme, les bienfaits du libre-échange, l’universalité des Droits de l’homme dont l’UE est garante. Sans oublier la paix (à moins que ce ne soit la paie ?). Nous descendons deux bouteilles de vin à trois.
24 février : Pasabag
Difficile réveil avec gueule de bois. Le petit déjeuner luxuriant nous permet de démarrer la journée. Le gérant nous offre en plus un excellent expresso. Puis nous partons nous balader à Pasabag, aussi appelée Monk’s Valley. L’église Saint-Simon, creusée à l’intérieur d’une « cheminée de fée » (fairy chimney) est envahie de touristes chinois, mais après dix minutes de la marche, nous nous retrouvons seuls.
Benjamin n’ose pas grimper pour rejoindre une cavité troglodyte à une dizaine de mètres. La roche d’origine volcanique, est très friable.
Nous grimpons ensuite sur une crête surplombant la vallée. Charlotte repère finalement The man standing looking at the valley.
De retour au parking, Julian nous offre un jus de grenadier. Puis retour de la polémique sur l’ingérence humanitaire. Julian était contre la seconde guerre d’Irak mais pour l’intervention en Libye. Benjamin fait valoir que l’interventionnisme militaire drapé de beaux idéaux est à géométrie variable (selon les intérêts des commanditaires, en l’espèce Sarkozy et Clinton), et à des conséquences imprévisibles. Il vaut mieux, pour le respect de la morale, des populations en présence, et même en dernier lieu de nos propres intérêts, s’en tenir au strict respect du droit international.
Julian nous emmène déjeuner dans un superbe restaurant grec sis dans une vieille bâtisse. Le village de Mustafapaşa était un village grec avant l’échange de population à la fin de la guerre gréco-turque en 1923. La nourriture est délicieuse. Köfte, viande sautée, gözleme à la viande.
Julian est très inquiet de notre sous-estimation du danger populiste pour l’Europe. Benjamin ne le rassure pas en déclarant son admiration pour Poutine… Julian en profite pour placer une bonne attaque : et le respect du droit international avec l’annexion de la Crimée alors ? Benjamin accuse le coup et concède le point, même si c’est un peu plus compliqué…
Nous quittons Julian, en espérant le revoir en Macédoine, lieu de sa prochaine mission. Épuisés nous dormons toute la soirée et n’avons pas le courage de ressortir. Demain, nous voulons randonner à sac à dos à travers la Cappadoce.
25 février : de Göreme à Uçhisar
Après un petit déjeuner copieux, nous achetons quelques provisions : café, pâtes, bouillons de poule et soupe de lentille. Nous trouvons la direction la Vallée des Pigeons, pas très bien indiquée. Un mec à l’air un peu turc nous suit pendant une centaine de mètres, puis nous nous retrouvons seuls. Toutes les buvettes à touristes sont fermées, et nous progressons dans un calme olympien entre les falaises creusées de multiple pigeonniers.
À mesure que nous approchons d’Uçhisar, le soleil se découvre, dévoilant le panorama grandiose.
Nous longeons la ville par l’Est et remontons au niveau d’un belvédère pleins de chinois.
Le temps s’est découvert, nous forçant à ranger nos doudounes.
Benjamin demande à un cycliste de nous prendre en photo, qui accepte en maugréant. Nous réussissons au bout de deux minutes de conversation à le dérider : c’est un Australien (on en trouve partout autour du monde, comme les Chinois !!) originaire d’une localité entre Coffs Harbour et Lake Mackenzie. Il a atterri à Kayseri il y a deux jours et compte faire un petit tour d’Europe à vélo avant de repartir d’Istanbul en juin. La transmission de son vélo est à courroie : ne se graisse pas, ne casse jamais. Benjamin remarque tout de suite une tente Hilleberg, The Tent Maker sur le porte-bagages de son vélo. L’Australien compte camper mais est surpris par les températures glaciales la nuit. Nous voulons aussi camper cette nuit, la Pigeon Valley serait idéale. Nous discutons de nos plans de voyage, et l’Australien est un peu effrayé lorsque nous mentionnons la région Sud-Est : Gaziantep, Mardin. Les recommandations des ministères des affaires étrangères font leur petit effet. Nous tenons de la bouche d’un fonctionnaire de l’UE que la région n’est pas plus dangereuse, aussi irons-nous y chercher le soleil.
Nous disons au revoir et allons chercher à manger sur la place du village.
Deux kebap à la viande et à l’agneau plus tard, nous gravissons l’imposant château. Alors que nous grimpons les dernières marches, nous apercevons un car de chinois derrière nous, plus que quelques minutes de calme. Un gentil couple de japonais nous prend en photo.
Place à une scène surréaliste : un noyau dur de quatre starlettes (de tout sexe) fringuées n’importe comment se fait filmer et photographier sous tous les angles par une dizaine de photographes et deux drones. Nous n’avons jamais rien vu de tel, Charlotte pense à une émission de télé-réalité non pas chinoise mais sud-coréenne façon les anges de la télé-réalité en vacances en Turquie. Insupportable. La vue est quand même pas mal.
Nous revenons par la Love Valley (qui tient son nom de ses phallus géants ?).
Sur le point de vue, de la musique débile divertit des débiles venus en quad. Nous descendons sur un petit promontoire mais l’endroit n’est pas assez protégé du bruit de la route pour y dormir tranquillement.
Nous revenons à Göreme dans un camion et décidons d’aller camper dans la Vallée des Pigeons. Charlotte fait sa tête de chien battu alors que nous passons à proximité du Kelebek, mais Benjamin ne se démonte pas.
Nous posons le bivouac sur un plateau surplombant la vallée.
Nous sommes si proche de Göreme et pourtant tellement au calme, c’est le bonheur complet pour Benjamin et l’angoisse pour Charlotte.
Peu digne de notre héritage d’homo sapiens, nous ne parvenons pas à allumer un feu sans allume-feu… mais une fois lancé, Benjamin est tout fou : un feu crépitant sous un ciel étoilé, que faut-il de plus pour se sentir humain ?
Contrairement à la légende qu’elle entretient savamment, Charlotte dormira profondément pendant que Benjamin ne réussira pas à trouver une position confortable, le problème des matelas glissants n’ayant pas été résolu.
26 février : des églises cachées
Vers sept heures, nous sommes réveillés par le bruit d’un brûleur. Des centaines de montgolfières s’élèvent dans les airs ! certains pilotes téméraires survolent la vallée à très basse altitude.
Nous retournons nous réchauffer dans le sac de couchage pour finalement trouver le courage de lever le camp vers 9h. À Göreme, nous entrons dans un café avec que des turcs : beaucoup jouent au dés. L’un a une barbe absolument magnifique.
Nous montons sur le point de vue et rencontrons Julius III : notre compagnon canidé pour cette longue journée de randonnée : nous descendrons la Gorkundere Valley puis rejoindrons la Red Valley par la Sword Valley.
À Gorkundere, nous trouvons une église au sommet d’une longue échelle. Il y reste des croix de Constantinople. Nous explorons ensuite la zone qui regorgent de cavités. Julius nous ouvre la route. Le point d’orgue de cette matinée est une autre belle église cachée avec de magnifique fresques.
Vers 14h, nous entrons sur le parking du Göreme Open Air Museum dans l’espoir de trouver quelque chose à nous mettre sous la dent. Julius course les voitures comme un imbécile.
Nous dégustons de “délicieux” sandwichs toastés dans une boutique pour touristes, puis repartons en direction de la Red Valley. Julius fait le fort face à deux cavaliers mais se soumet rapidement quand le guide met pied à terre.
C’est incroyable de constater à quel point personne n’explore les vallées à pied. Les touristes se rendent en voiture jusqu’à un point de vue, prennent deux photos et passent au point de vue suivant. Pourtant, c’est l’intérieur des vallées qui est plus intéressant. Nous basculons de la Sword Valley, pas très marquante, à la Rose Valley par un chemin pas évident.
À la cafétéria fermée, un guide francophone nous confirme que nous sommes dans la bonne direction.
L’église Joachim et Anna est fermée, mais nous avons le temps d’aller voir Hacli Church. Ses fresques du 10ème siècle sont fabuleuses.
Charlotte en a plein les pattes et refuse de faire la boucle par le Sunset Point. Il faut reconnaître qu’avec la météo grisaille, le coucher du soleil ne sera pas mémorable.
Sur le chemin du point panoramique, nous découvrons une église aux fresques très abîmées mais avec de magnifiques colonnades.
Charlotte s’impatiente et nous nous remettons rapidement en route.
Benjamin va seul explorer Üzumlu Church. L’église est dans une « cheminée de fée » en cours de formation, mais la grille en est malheureusement fermée ! La buvette pour touristes à côté rappelle tristement la misère du tourisme de masse…
Nous nous remettons en marche vers Ortahisar, la route en cul de sac n’a pas beaucoup de passage mais la ville n’est qu’à 2 km. Saled nous prend dans son 4×4, il est conducteur dans les expéditions de jeep pour touristes. Il nous emmène voir un point de vue sur une magnifique falaise de pigeonniers, la plus grande que nous ayons vue jusqu’ici.
Il nous propose ensuite d’aller visiter deux autres églises mais nous sommes fatigués.
Benjamin fait l’erreur de lui dire que nous cherchons un hôtel et Saled multiplie les coups de fil auprès de ses “amis” hôteliers. Finalement il nous dépose au Dreams Cave House Hotel où l’on nous montre la suite royale avec jacuzzi au prix cassé de 350 ₺. Nous la prenons et la transformons immédiatement en tanière chicaoui.
Le soir, nous allons manger au Tandir Restaurant, conduit par un jeune homme croisé dans la rue. La salle immense est quasi-vide à part un groupe de turcs qui fument comme des pompiers. Benjamin prend le tandoori d’agneau, réputé spécialité de la maison, mais nous sommes un peu déçus.
Après un bon bain, nous tombons comme des masses.